Suite à la "Charte de la laïcité", un livret "laïcité" a été édité par le ministère de l'Éducation nationale, à l'usage des enseignants peu versés dans ce concept philosophico-juridique subtil, mal compris et aujourd'hui très attaqué.
Ce livret n'est pas exempt de quelques solides ambigüités, dont je livre ici au débat celles qui m'ont le plus troublé.
1°) D'abord, sur l'article 13 de la « charte de la laïcité à l'école » :
« Nul ne peut se prévaloir de son
appartenance religieuse pour refuser de se conformer aux règles
applicables dans l'École de la République. »
Il
eût mieux valu, pour maintenir en cohérence les principes
républicains, utiliser les termes « choix religieux »
plutôt qu' « appartenance » qui semble
essentialiser l'individu ou le groupe, et ainsi identifier la
personne par une supposée appartenance à une tradition. On
« n'appartient » pas à une religion, puisqu'on peut s'en
défaire, en changer, l'abandonner, contrairement à une identité :
toute religion est, in fine, un choix de l'individu et/ou de sa
famille.
2°)
Dans l'Édito de la ministre, au paragraphe 3 : « Elle
s’appuie sur le nouvel enseignement moral et civique »
le
choix du terme « moral » – la morale étant comprise
aujourd'hui comme un ensemble de "bien" et de "mal" issus de la tradition
judéo-chrétienne ou des commandements de la religion – il eût
mieux valu lui préférer le terme d'« éthique » plus
neutre, issu du registre philosophique plutôt que spirituel. Il est
d'ailleurs utilisé dans le même paragraphe pour mentionner la
neutralité du personnel de l'école dont « l'éthique
professionnelle » est louée, et précède cette excellente
formulation : « L’École
de la République ne laisse aucun comportement contraire à ses
valeurs prospérer en son sein. »
3°)
Le paragraphe suivant s'ouvre sur cette étrangeté : « Ce
livret est destiné aux chefs d’établissement, directeurs
d’école mais aussi aux équipes éducatives de l’enseignement
public. »
On
aimerait savoir par quel privilège dérogatoire la Loi de 1905 ne
serait pas applicable dans les écoles privées, qui semblent ainsi
bénéficier d'une sorte d'extra-territorialité qu'on espérait
circonscrite aux représentations consulaires.
4°)
Page
4, dernier paragraphe :
« Il
est important d’expliquer que les devoirs liés à la laïcité
sont une garantie pour les parents et les élèves car la laïcité
protège contre tout prosélytisme et contre toute publicité
idéologique et politique. »
Ce
n'est pas la laïcité qui « protège » de tous les
prosélytismes, qui d'ailleurs s'inscrivent (qu'ils soient religieux,
économique, politique, idéologique) dans les débats entre élèves,
hors des cours, lors des récréations, des interclasses, de la
cantine... ) : c'est l'instruction, la formation de l'esprit
critique par l'acquisistion du savoir, et l'usage de la raison qui
permettent aux élèves d'être protégés contre tout endoctrinement
et de pouvoir résister à toute propagande. Mais la laïcité
interdit de facto
tout prosélytisme de la part des enseignants et de l'institution.
5°)
Page 5 :
« L’École publique est laïque
: la laïcité de l’École garantit la liberté de conscience
et le respect des croyances. »
Problème
: c'est justement parce qu'elle garantit la « liberté de
conscience » que la laïcité permet de critiquer « toutes
les croyances », même
si tous les croyants ont eux, droit au respect.
Cette phrase semble signifier qu'il serait attentatoire au respect
des personnes de critiquer leur croyance, de s'en moquer, de
blasphémer, d'être apostat ou prosélyte. Que dire alors de la
défense de la liberté d'expression, dont on a pu mesurer, après
les attentats de janvier, à quel point les citoyens y étaient
attachés ?
Il
faut noter que la Constitution déclare – hélas !– dans son
article premier : « La France est
une République indivisible, laïque, démocratique et sociale.
Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans
distinction d’origine, de race ou de religion. Elle
respecte toutes les croyances. » On
dirait plutôt aujourd'hui que la République « admet »,
« accepte », voire « tolère », toutes les
croyances. Elle ne respecte évidemment pas la croyance que le
clitoris des petites filles doit leur être coupé pour qu'elles
accèdent au paradis : c'est contradictoire avec ses valeurs
fondamentales.
6°)
Le texte proclame avec justesse que « La
laïcité de l’École permet la liberté d’expression des
élèves dans les limites fixées par
la réglementation et les règlements intérieurs des écoles et
des établissements. » De même
qu'elle empêche le prosélytisme des enseignants, la Loi de 1905 –
mais ce n'est pas la seule – encadre également l'expression des
élèves : le règlement intérieur est là pour le rappeler.
7°)
Page 11/12 - En cas de conflit entre
l'institution et une famille, on entre alors dans le « Cadre
général du dialogue ». « Dans la conduite de ce
dialogue, le directeur d’école ou le chef d’établissement
doit être exemplaire, respectueux et sans préjugé à l’égard
des intentions de l’élève. » C'est
effectivement souhaitable, puisque la neutralité de l'institution,
représentée par le chef d'établissement, doit prévaloir dans le
débat avec une famille ou un élève, en cas d'entorse au principe
laïque. « En particulier, il ne peut y avoir de remise
en cause des convictions religieuses des élèves comme de leurs
parents. » Là, c'est évidemment plus
discutable, puisque si l'institution se prive du pouvoir d'affirmer
sa neutralité vis-à-vis de toute croyance religieuse, d'opposer la
séparation légale entre l'école et toute religion, de défendre la
rationnalité et la scientificité de son enseignement, elle ne
dispose plus de beaucoup d'arguments face au prosélytisme religieux,
ou simplement sectaire. L'État demande donc à l'école républicaine
de se battre avec un boulet au pied et un bras dans le dos...
« L’École
accueille des enfants et des adolescents dont l’identité, la
personnalité, l’autonomie, notamment en ce qui concerne les
convictions personnelles en matière religieuse et politique, sont
en cours de construction. » C'est
l'évidence même, mais pourquoi spécifier « en matière
religieuse et politique » lorsque ceci est vrai de TOUTES
les convictions personnelles, qui évolueront avec l'âge ?
Surtout, cette formulation met maladroitement sur un même plan une
conviction politique, forgée dans le débat contradictoire, base de
la démocratie, et une conviction religieuse, imposée à l'enfant
par tradition ou dogmatisme, qu'il aura le devoir d'adopter sans
discussion, sous peine de créer une distance, voire une scission,
avec sa famille.
On insiste, page 14 : « Ce dialogue doit s’effectuer dans le respect explicite des convictions religieuses ou spirituelles des parents. » D'abord pourquoi « explicite » ?.. Le directeur d'établissement devra-t-il utiliser une formule spécifique, comme « J'ai beaucoup de respect pour Horus et ses douze disciples » en cas de famille traditionnaliste égyptienne ?..
Et
pourquoi dans le respect des convictions « des parents » ?
Si un jeune, issu d'une famille bouddhiste, souhaite se convertir au
Caodaïsme, faudra-t-il respecter « explicitement » les
convictions des parents, ce qui amoindrira encore la confiance de
l'élève dans la neutralité de l'institution (la laïcité étant
« l'élément
majeur de la confiance que celle-ci doit savoir inspirer »)
donc dans l'enseignement
laïque ?
La circulaire du 18 mai 2004 relative à l’application de la loi du 15 mars 2004 indique que : « Les convictions religieuses des élèves ne leur donnent pas le droit de s’opposer à un enseignement. » Mais si les parents – et l'enfant (!) – sont créationnnistes, quel « respect » de leurs croyances un enseignant de SVT doit-il explicitement formuler ?
Page 17 : « L’enseignement des faits religieux est laïque : ce n’est pas un cours d’instruction religieuse. » Qu'entend-on au juste par « faits religieux » ? Le fait qu'il y ait des religions ne repose sur aucun événement historique attesté : tous les témoignages sont issus des « livres sacrés ». Font-ils alors partie du corpus universitaire ? Si non, alors enseigner des « faits religieux », par exemple la crucifixion de Jésus (qui est une hypothèse, en termes académiques), revient à dispenser un enseignement qui accrédite le contenu d'un livre religieux.
Page 17 encore : « éviter la confrontation ou la comparaison du discours religieux et du savoir scientifique. Dans les disciplines scientifiques (SVT, physique-chimie, etc.) il est essentiel de refuser d’établir une supériorité de l’un sur l’autre comme de les mettre à égalité. »
C'est
alors l'exact contraire de la mission émancipatrice de l'école qui
est imposée par le plus haut niveau de l'État ! Comment sortir
de cette contradiction sans affirmer, justement, la prééminence du
savoir scientifique et rationnel ?
Enfin, cette incantation quasi-jésuitique :
« Sans
se risquer à la comparaison des discours scientifiques et
religieux, il est tout à fait possible de déconstruire l’argument
d’un élève comme on le ferait de n’importe quelle objection.
Enseigner, c’est aussi savoir instaurer un dialogue avec ses
élèves à l’intérieur de la classe. »
Bonne chance aux enseignants, qui avec un texte d'une telle ambiguïté vont se sentir épaulés et fermement soutenus par leur ministère !