Il existe des polémiques incessantes entre les tenants des étymologies justes, attestées par l'histoire de la littérature ou de vieilles encyclopédies, et les « modernistes » qui veulent inventer des origines ad hoc aux mots et aux expressions usuelles dont ils ignorent la provenance. Et, on le sait, "l'ignorance a toujours tort de faire connaître son opinion".
On entend donc de plus en
plus souvent, et on commence à voir écrit : « comme
même » au lieu de « quand même », ou « à
toute suite ! » plutôt qu' « à tout de suite ! ».
On verra bientôt des débats télévisés qui concluront que toutes
ces orthographes sont valides.
Mais la polémique la
plus ridicule est sans doute celle qui oppose les tenants de la
graphie « au temps pour moi » aux puristes du
« autant pour moi » quand il s'agit d'admettre séance
tenante une erreur, une confusion, un amalgame.
Le premier handicap de la
graphie fautive « au temps pour moi », c'est
qu'elle est entachée d'une double naissance : certains la prétendent
issue du vocabulaire musical et d'autres, non moins véhéments, du
commandement militaire.
Pour les uns il
s'agirait, quand un instrumentiste commet une erreur d'exécution, de
revenir au début de la phrase fautive, au niveau de la note mal effectuée ; un improbable chef d'orchestre demandant,
comminatoire, à son orchestre : « au temps, pour le
violoncelle » !
Pour les autres,
l'expression trouve son origine dans le maniement des armes, et plus
précisément dans l'exigence de synchronicité lors de la
présentation des fusils ; si certains soldats étaient en avance –
ou en retard – sur leurs camarades, on entendrait ainsi le bruit
des crosses décalé en cascade, au lieu de n'ouïr qu'un seul son quand
la manœuvre est parfaitement synchrone. Il ne resterait plus
alors au sergent-instructeur qu'à rééditer l'exercice au son
de : « au temps, pour les crosses » !
On pourra arguer à
l'infini pour déterminer si, peut-être, une de ces deux expressions
ne serait pas fille de l'autre – mais laquelle ? – tentant
d'accréditer par là cette graphie scabreuse.
Mais on aurait un mal fou
à la faire coïncider, quelle que soit l'origine retenue, avec le
sens exact de l'expression contemporaine, qui signifie « ah,
mince : j'ai dit une ânerie ! »
Quel militaire inattentif pourrait-il avoir l'audace de s'écrier : « au
temps, pour moi ! » lors d'un exercice ?
Quel hautboïste fatigué
se permettrait de demander au chef, au cours d'une répétition difficile à
la partition ardue, « Ah ! Pardon, pardon... Au
temps, pour moi ! »... ?
Qui a jamais entendu qui
que ce soit dans une de ces conditions s'écrier « Au temps
pour moi ! » ? Quand on recommence, au cours d'une répétition, et quel qu'en soit le motif, on ne revient pas "au temps" mais à la mesure !
D'autant que l'expression « autant
pour moi » a pour elle le mérite de la limpidité :
« J'en ai autant à ton service ! », dit le malotru
se faisant traiter d'andouille par un indélicat. Formule qui, par un
locuteur facétieux a pu devenir un trait d'humour : autant
à mon service, c'est à dire... « autant pour moi » !
Il faudra à l'avenir se
méfier de ces paresseux de la langue qui n 'hésitent plus à
inventer ce qu'ils n'ont pas le courage d'apprendre, car ce genre de
confusion sied tout à fait au « plus indulgent de tous les
siècles », le nôtre. Après tout, pourquoi ne pas tenter,
dans un roman léger, l'introduction de « enchère et en
noces » qui pourrait, après tout, faire sens ? Ou bien « et
incite suite » ? Ou encore « atout, t'as l'heure ? »...
Sur ce, abonne en tant
d'heures !
Ou devrais-je écrire « à
bonne en tendeurs » ?
quelques sites, pour les
incrédules :
Et un article, pour les gourmands :
Le plaisir des mots
« Autant »
par Claude DUNETON
« Autant »
par Claude DUNETON
Je lis dans un petit ouvrage utile et fort bien
fait*, mais non sans faille de Jean-Pierre Colignon, préfacé par
Bernard Pivot, l'injonction suivante : « Il faut écrire au temps
pour moi ! » (et non « autant pour moi ») parce que cette
expression fait référence au commandement militaire, ou bien à
l'ordre donné par un professeur de gymnastique, par un chef
d'orchestre, par un maître de ballet, et incitant à revenir parce
qu'il y a erreur au premier mouvement d'une suite de positions, de
mouvements.
Logique, is not it ? Très satisfaisant pour
l'esprit !...
L'ennui c'est qu'il s'agit d'une information
complètement fantaisiste, une pure construction de l'esprit,
justement.
Trente ans passés à décortiquer les
expressions françaises m'ont appris à me méfier des «
explications » brillantes d'allure, des assauts de logique qui ne
sont fondés sur aucun texte, aucune pratique réelle de la langue.
On ne trouve nulle part cette histoire imaginaire de commandement «
Au temps ! », ni à l'armée (qui a pourtant donné « En deux temps
trois mouvements ») ni dans les salles de gym.
Surtout pas chez les chefs d'orchestre : des
musiciens qui travaillent reprennent à telle mesure, pas au « temps
», c'est saugrenu ! Colignon a rêvé cela, ou l'a cru avec beaucoup
de logique apparente, en effet, donc de vraisemblance. Il ajoute du
reste avec cohérence, dans une déduction impeccable : « Au sens
figuré, très usuel, on reconnaît par là qu'on a fait un mauvais
raisonnement », etc. Belle édification, qui repose sur un mirage.
« Autant pour moi » est une locution
de modestie, avec un brin d'autodérision. Elle est elliptique et
signifie : « Je ne suis pas meilleur qu'un autre, j'ai autant
d'erreurs que vous à mon service : autant pour moi. » La locution
est ancienne, elle se rattache par un détour de pensée à la
formule que rapporte Littré dans son supplément : « Dans plusieurs
provinces on dit encore d'une personne parfaitement remise d'une
maladie : il ne lui en faut plus qu'autant (...) elle n'a plus qu'à
recommencer. »
Par ailleurs, on dit en anglais, dans un sens
presque analogue, so much for... « Elle s'est tordu la cheville en
dansant le rock. So much for dancing ! (Parlez-moi de la danse !) So
much, c'est-à-dire autant. C'est la même idée d'excuse dans la
formulation d'usage : « Je vous ai dit le « huit » ? Vous parlez
d'un imbécile ! Autant pour moi : c'est le dix qu'ils sont venus,
pas le huit. » Le « temps » ici n'a rien à voir à l'affaire. Du
reste on dit très rarement « autant pour toi », ou « autant pour
lui », qui serait l'emploi le plus « logique » s'il y avait
derrière quelque histoire de gesticulation.
Par les temps qui courent, j'ai gardé pour la
fin ma botte secrète, de quoi clore le bec aux supposés gymnastes
et adjudants de fantaisie dont jamais nous n'avons eu nouvelles. Dans
les Curiositez françoises d'Antoine Oudin publié en l'an de grâce
1640, un dictionnaire qui regroupe des locutions populaires en usage
dès le XVIe soit bien avant les chorégraphes ou les exercices
militaires on trouve : Autant pour le brodeur, « raillerie pour ne
pas approuver ce que l'on dit ».
Aucune formule ne saurait mieux seoir à ma
conclusion : M. Colignon, qui fait la pluie et le soleil auprès des
correcteurs professionnels, devrait bien publier un correctif ad hoc
sur le mauvais temps qu'il nous fait par le biais de ce canular
orthographique. Perseverare serait en l'occurrence proprement
démoniaque !
*(L'orthographe, c'est logique ! de Jean-Pierre
Colignon Col. Les dicos d'or de Bernard Pivot Albin Michel.)
Décembre 2003