vendredi 24 avril 2015

"Ceci n'est pas du libéralisme !"

C'est une des victoires inavouables du marketing – ou une des défaites honteuses de l'intelligence, selon qu'on se situe du côté du producteur ou du consommateur : "On peut garder le nom quand la chose a été secrètement changée (de la bière, du bœuf, un philosophe). On peut aussi bien changer le nom quand la chose a été secrètement continuée."*



Un changement d'emballage, et hop ! les petits biscuits dont personne ne voulait s'arrachent désormais dans les supermarchés. Un fournisseur ne peut plus livrer l'arôme synthétique à un prix satisfaisant ? On change l'arôme et la formule du soda, pourvu qu'il reste compétitif... et puisse bénéficier de la notoriété de la marque !


Cela se pratique tous les jours. Un vin gardera son étiquette malgré un transvasement depuis les fûts de chênes vers des cuves en alu remplies de copeaux de bois. Cela se pratique partout. Y compris ailleurs que dans l'industrie agro-alimentaire : un livre, un disque vont changer de couverture, de pochette, pour faire croire à la nouveauté. Un essai sera réédité avec quelques changements dans les courbes statistiques, que les faits avaient eu la mauvaise idée de démentir. On changera ici la forme d'une voiture qu'on appellera néanmoins "DS", là le nom d'une ville anglaise devenue trop radioactive... Et ça marchera aussi en politique ! 


L'UMP va changer de nom, tout en demeurant l'UMP, bien sûr. Mais promis, ce sera un "nouveau" parti. On pourra également pratiquer la manipulation inverse : le Parti Socialiste va conserver son nom... mais que lui restera-t-il de "socialiste" ? À voir l'empressement de certains à avaliser les choix économiques des "experts" de Bruxelles, on est en droit de s'interroger : le libéralisme serait-il devenu l'horizon indépassable du socialisme ? Ou bien les mots auraient-ils perdu leur sens ? Encore une défaite de l'intelligence... ou une victoire de la classe dirigeante, selon qu'on sera simple citoyen ou membre de l'aristocratie.


C'est ainsi, il faut vivre avec son temps : le libéralisme, ce n'est plus "la liberté du renard dans le poulailler" ! Et même, les renards, ces temps derniers, se seraient mis à tellement aimer les poules qu'ils en feraient eux-même l'élevage ! Ils ont annoncé, assez solennellement, qu'ils ne voulaient que leur bien, à ces dociles volatiles... Les belettes-journalistes ont l'air d'y croire. Les blaireaux-économistes et les loups-financiers aussi. Les poules-salariées finiront bien par se laisser convaincre !


Alors bien sûr, on pourrait se laisser prendre au nouvel emballage des petits biscuits. On distinguerait à peine un goût légèrement différent dans notre soda préféré. On constaterait plus aisément un "je-ne-sais-quoi" dans les tanins d'un certain bordeaux... Et il serait impossible de ne pas entendre que le dernier Polnareff n'est qu'un simple copié-collé du précédent.


Mais qui pourra croire qu'un parti qui a renoncé à changer le monde pour mieux accompagner sa pente naturelle ; qu'un parti qui devait défendre les droits des plus faibles, des plus modestes, et va distribuer l'argent public aux actionnaires, "gavés comme jamais" ; que des élus, issus d'un parti de gauche, mais qui poursuivent les orientations politiques d'un Giscard et parfois même d'un Pompidou ; qui pourra croire qu'il leur reste quoi que ce soit de "socialiste" ?


Il est devenu tellement rentable de garder le nom quand la chose a été secrètement changée ! Et qui aura encore assez de discernement pour remarquer le subterfuge ?






* "Commentaires sur la société du spectacle" Guy Debord (Gallimard)

mardi 14 avril 2015

"Le chef a toujours raison !"


Où l'on constatera que l'archaïque n'est pas celui qu'on croit.
C'est Manuel Valls qui avait lancé ce mot pour dénigrer les "éclaireurs" socialistes, selon le principe "celui qui le dit, c'est celui qui y est", qui fleure bon sa cour de récréation. 
Creusons un peu le concept :
Il serait archaïque de se souvenir d'où l'on vient ? De vouloir conserver aux mots leur signification ? De tirer les leçons du passé pour ne pas en reproduire les échecs ?
Sûrement pas. 
Ce qui serait archaïque, c'est de vouloir, par exemple, rétablir pour nos enfants le monde du travail tel qu'il était au 19e siècle selon les principes, disons "libéraux", qu'un Adam Smith avait établis un siècle avant : peu ou pas de protection sociale, toute puissance du patronat, égoïsme comme moteur du progrès.
Et surtout, surtout, "la morale chrétienne" comme ciment social : charité pour les pauvres, crainte de Dieu et primes au mérite pour les autres.
J'ai eu beau chercher, je n'ai rien trouvé de tel chez les "éclaireurs".
Alors que paradoxalement nombre de déclarations de Manuel Valls et de ses ministres semblent, elles, aller dans ce sens : les salariés seraient "trop protégés", il faudrait des "formations théologiques" à l'université, les jeunes français devraient "souhaiter devenir milliardaires"... 

C'est ici que, personnellement, je vois poindre l'archaïsme : un certain retour à la vieille pensée bourgeoise de Guizot ("enrichissez-vous !") ou de Thiers ("un peuple instruit est ingouvernable."). Ces deux là feraient passer Jaurès et Guesde pour les frères Bogdanov !

Être socialiste, je le rappelle, c'est ne pas se satisfaire du monde tel qu'il va. 
Mais qui sait où va le monde ? Personne !

La droite nous serine qu'il va vers l'horizon radieux de l'économie libérale mondialisée. Et donc qu'il faut le plus vite possible adapter notre pays aux structures imposées par l'avenir : dérégulation économique et financière, compression des salaires, protection sociale individuelle. C'est là sa façon de ne pas faire de politique : expliquer que l'avenir est déjà écrit, qu'il n'y a donc "qu'une seule politique possible" (bullshit : tout bon philosophe sait qu'il n'existe pas de "causes finales" !).

À gauche, on a toujours pensé l'exact contraire : l'avenir dépendant de forces sociales en mouvement, il faut déterminer démocratiquement vers quelle société nous voulons aller et nous donner les moyens, par les orientations politiques, par les lois et les règlements, par la puissance collective de l'État, d'y parvenir. Il s'agit bien de fixer un cap et de manœuvrer pour l'atteindre, de travailler à construire un avenir partagé. Il y a mille caps, donc mille politiques possibles.

Mais nos démocraties, momentanément hypnotisées par l'opulence d'une néo-noblesse, ont divinisé quelques oligarques qui déterminent désormais seuls la direction à prendre : celle de la fortune, de leurs intérêts privés, disons de leurs "privilèges" : il n'y a plus d'intérêt général puisque les media ont cessé d'en parler !

Alors quand des socialistes se souviennent qu'ils sont de gauche, qu'il leur incombe de revitaliser la démocratie comateuse contre "l'économie parvenue à un statut de souveraineté irresponsable", contre les privilèges éhontés de quelques ploutocrates, contre la pensée unique distillée par les Diafoirus de l'économie, ce serait leur faire un bien mauvais procès que de les traiter d'archaïques : ce n'est pas eux qui souhaitent bâtir un avenir sorti du formol rétro-futuriste à la Jules Vernes !

Moralité :
Quand les éclaireurs montrent la lune socialiste, les socio-libéraux regardent le doigt qui compte les billets.

mardi 7 avril 2015

Les religions, ces ennemies de la République


Il existe une ligne au delà de laquelle, magiquement, le monde réel n'existe plus qu'à moitié. 
Une ligne qui sépare dramatiquement les humains en deux catégories. Cette ligne se trouve partout dans le monde et tout ceux qui souhaitent, pour des raisons qui leurs sont propres, nier tout ou partie du monde réel savent où la trouver et comment la franchir.
En deçà de cette ligne,  les groupes sociaux, le monde, l'univers, sont régis par des lois explicites, pas forcément toutes clairement formulées, mais accessibles à l'intelligence et à la logique. De ce côté de la ligne, "l'intermonde" – pour parler comme Sartre – y est commun, partagé : un fait a des causes et des conséquences manifestes, mesurables, compréhensibles. Tout le monde peut s'en saisir, en débattre, tenter de les préciser ou de les réfuter. Rien, de ce côté, n'est inaccessible à notre faculté de compréhension. Et la meilleure preuve en est que nous avons réussi à découvrir et à interpréter des principes extrêmement subtils, des objets extrêmement ténus, invisibles, à la limite de l'existence sensible, et que nous sommes parvenus à insérer ces objets, ces principes, dans notre compréhension du monde, à leur trouver une place dans le grand livre de la connaissance sans qu'il s'écroule. 
Mais, au-delà de cette ligne, tout devient incertain et flou. Une chose y est possible et aussi son contraire. Les faits ont des causes cachées, inconnues ou différentes selon les témoins, et peuvent déclencher des conséquences qu'il ne nous appartiendra jamais de comprendre. 
Cet au-delà de la ligne est le refuge de celles et ceux qui veulent ne jamais se tromper, faute d'admettre la possibilité de l'incertitude, ou pire, de l'absurdité : au-delà de cette ligne, tout ce qu'ils croient peut devenir vrai. Mais également, tout ce qui est vrai peut devenir faux, puisque tous ne disposent pas des mêmes modalité d'explication.
C'est évidemment de la ligne virtuelle créée par la foi dont je veux parler.
Cette ligne est une rémanence, un écho du monde de l'enfance, que les expériences de l'âge adulte n'ont pas été capables d'abolir : des terreurs nocturnes, un déficit de connaissances, une loyauté excessive au modèle familial, une affectivité fragilisée, une curiosité réduite, il existe un grand nombre de facteurs déclencheurs à cette persistance des fantômes, des anges et des monstres de l'enfance !
Ce qui est dramatique avec cette ligne, c'est qu'elle rend ceux qui la franchissent inaccessibles au "principe de réalité" et donc à un monde partagé : elle place en effet une partie de l'univers à l'abri de toute rationalité, de toute explication, de tout savoir. Un drame atroce ? "Dieu l'a voulu". Une injustice abominable ? "Les voies du seigneur sont impénétrables". Des souffrances inhumaines ? "In nomine Patris..." 
Ce monde au-delà de la ligne vit à l'abri des explications et des responsabilités : finalement, si je suis un assassin, n'y ai-je pas été poussé par une force diabolique ou au contraire pour faire le bien, conformément à la volonté inconnaissable du tout-puissant ? On se place ainsi au-delà de tout jugement, de toute condamnation. Le monde d'au-delà de la ligne est un refuge contre la connaissance humaine et contre la justice des hommes.
Deux choses sont susceptibles d'effacer cette ligne qui met en danger l'avenir de l'humanité en limitant ses progrès : l'éducation et la laïcité
L'éducation en donnant les outils conceptuels et culturels – particulièrement aux jeunes filles – permettant de quitter une fois pour toutes le nid confortable de l'enfance, et d'affronter fièrement le monde réel.
La laïcité en obligeant tout citoyen à admettre que ses croyances ne sont que des cas particuliers de la liberté de conscience générale accordée à tous par la République.
Grâce à ces deux inventions de la civilisation occidentale – et surtout de l'Europe de l'Ouest – les religions, qui ont survécu grâce à cette ligne, finiront par disparaître. C'est d'ailleurs une des missions de notre République laïque : remplacer les croyances superstitieuses par des connaissances rationnelles.
On aura bien sûr toujours le droit de croire aux forces surnaturelles qui nous conviennent, à un éventuel créateur d'univers, aux anges gardiens ; mais les clergés, les bonimenteurs qui prétendent parler au nom d'un dieu, connaître le Bien et le Mal, les organisations hiérarchiques qui s'enrichissent de la crédulité des ignorants ou des faibles d'esprit seront regardés comme des archaïsmes, des entreprises sectaires, des tentatives d'escroquerie. Et l'humanité, prenant enfin confiance en elle-même, loin des mythologies moralisatrices, s'autorisera à décider souverainement, par le débat et la controverse, dans la polémique et l'argumentation, de ce qui est "bien" et de ce qui est "mal".