vendredi 15 août 2014

En finir avec l'hypertélie ?

Nous vivons dans une société devenue hypertélique. Ne pas le voir, ne pas l'admettre, ne pas en prendre la mesure, c'est se diriger doucement mais sûrement vers la disparition.
Il y a 70 ans, nous étions, en Europe, en manque de tout : il fallait en même temps reconstruire des réseaux, des logements, des hôpitaux, des usines, des fermes ; nous devions aussi nourrir des affamés, éduquer des sauvageons, soigner des blessés, des malades, former des fonctionnaires...
Et nous avons fait tout ça, à marche forcée, sans réfléchir, simplement parce que "nécessité fait loi".
Les USA nous ont exporté leur modèle économique productiviste (agricole et industriel), leurs capitaux, leur culture, en un mot leur mode de vie. Et c'est ce dont nous avions besoin pour redevenir un pays riche, confiant, capable de subvenir à ses besoins, de croire en son avenir et de rembourser ses dettes. Tout ça était donc nécessaire.
Mais quatre développements techniques majeurs ont explosé au cours de cette première décennie de paix – entre 1945 et 1955 – dont nous n'avons pas clairement perçu les implications, donc pas correctement analysé les conséquences futures :

• l'accès aux forces nucléaires
• l'accès à l'ADN
• l'accès au carbone souterrain
• l'accès à la synthèse moléculaire

Ces quatre nouveaux pouvoirs ont changé le monde à jamais en faisant disparaître toute possibilité de retour en arrière : jusque là, toute erreur, tout excès d'une génération pouvait être corrigé par la ou les générations suivantes. Aucune conséquence dramatique ne mettait en danger l'espèce humaine.

La prolifération des radiations, la dissémination génétique, la pollution atmosphérique, la dispersion des molécules synthétiques engagent désormais chaque génération dans des décennies de puissance et des centaines de siècles d'impuissance ! C'est au cours de cette décennie, maudite par certains aspects, bénie par d'autres, que l'irréversible est entré dans l'histoire. C'est à ce moment singulier que vont se développer, par antinomie, les racines du "développement durable".

Ce qui était jusque là nécessaire a été poursuivi à l'identique, au-delà du rationnel, sans même imaginer que la croissance pourrait un jour atteindre une limite : nous nous sommes alors dirigés vers une hypertélie de l'activité, qui fut fatale à tant d'autres avant nous. 
Qu'est-ce que l'hypertélie ? C'est "l'excès du développement d'un organe par rapport à ses fonctions normales". Par exemple, les défenses du mammouth lui permettaient de fouir, de creuser le sol, de déplacer des charges. Elles ont continué à pousser, puis à s'enrouler jusqu'à devenir inutilisables, pesantes, gênantes. 
Ce qui était utile et efficace est devenu une imperfection, une infirmité, un handicap. 
C'est le cas de notre système économique.

Les fonctions normales de l'économie consistaient à "satisfaire les besoins". Aujourd'hui, l'économie hypertélique se développe en soi et pour soi, sans plus aucun rapport avec les besoins réels des populations : on créé d'abord tout ce qui est techniquement possible, on créé ensuite les conditions de vente et d'achat de ce qui est apparu sur le "marché". On exploite, puisque c'est efficace ; on dévaste, puisqu'il faut faire vite ; on ment, puisque ça rapporte. 

Il est devenu impossible d'arrêter ce Moloch qui dévore tout sur son passage. Comment pourrait-on dire "halte à la croissance" dans un monde tellement inégalitaire que seule l'illusion de la croissance maintient l'illusion du progrès ? Les écologistes, qui ne disposent d'aucun levier politique ou économique, continueront à crier dans le désert, les jeunes traders à vendre des monstres mathématiques pour nourrir leur Porsche en carbone fossile, les producteurs d'huile à détruire les forêts et les espèces animales, jusqu'à l'effondrement.

Après, dans un ou dix siècles, quand toutes les ressources auront été consommées, recyclées, re-consommées, quand il sera devenu impossible d'émigrer sur Mars ou de boire l'eau des ruisseaux, peut-être quelque nouvelle espèce intelligente saura réintégrer la biosphère, la réparer, la soigner et vivre en paix avec elle. 
Pourvu qu'alors subsiste le souvenir de notre échec, pour vacciner ces lointains descendants contre les "excès du développement", contre "l'idéologie de la croissance", et contre les mensonges mortels des "économistes".

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